Les visages écrasés – Marin Ledun

Note : 4 sur 5.

« Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. Ces projets montés en quelques jours, annoncés priorité-numéro-un, et abandonnés trois semaines plus tard sans que personne ne sache vraiment pourquoi, sur un simple coup de fil de la direction.
La valse silencieuse des responsables d’équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles, mutés dans une autre agence ou partis par la petite porte. (…)
L’infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition. La paie, amputée des arrêts maladie, et des primes au mérite qui ne tombent plus. Les objectifs inatteignables.
Les larmes qui montent aux yeux à tout moment, forçant à tourner la tête pour se cacher, comme un enfant qui aurait honte d’avoir peur.
Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul. Mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillance, la double écoute, le flicage, la confiance perdue.
La peur et l’absence de mots pour la dire. Le problème, c’est l’organisation du travail et ses extensions. Personne ne le sait mieux que moi.
Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après ingestion de sécobarbital, m’a tout raconté. C’est mon métier, je suis médecin du travail. Écouter, ausculter, vacciner, notifier, faire remonter des statistiques anonymes auprès de la direction. Mais aussi : soulager, rassurer. Et soigner. Avec le traitement adéquat. »

Avis

Tout commence par Vincent Fournier, tué par balle sur son lieu de travail. Outre l’enquête qui se met en place, ce décès est l’occasion pour le Docteur Carole Matthieu, médecin du travail, de dénoncer le mal-être des travailleurs.

Dans cette centrale d’appels d’un opérateur spécialisé en téléphonie et internet, les travailleurs passent la journée au téléphone, à résoudre les problèmes techniques rencontrés par les clients ou à vendre des abonnements. Carole, témoin privilégiée de la situation, dénonce les conditions de travail désastreuses : concurrence entre travailleurs, règles changeantes, management défaillant, maigre salaire, pression, objectifs inatteignables, flicage, travail chronométré, résultats mesurés, etc.

A travers ce roman, Marin Ledun livre le quotidien de cette médecin du travail, elle-même sous Xanax, devenue la confidente impuissante des travailleurs qui cumulent les arrêts de travail, harcelés sur leur lieu de travail, qui présentent des symptômes physiques et psychologiques, sous médication parfois lourde, pour lesquels elle a des suspicions de passage à l’acte (entendre possibilités de tentatives de suicide).

Dans un quasi monologue, Carole rapporte ses pensées, ses états d’âmes, son combat souterrain pour des travailleurs si peu pris en considération. On ressent sa colère mais aussi l’urgence de la situation et j’ai trouvé que cela se ressentait dans le rythme de ce roman, très rapide.

J’ai rarement lu un roman aussi réaliste et violent sur le monde du travail. A ce titre, je pense que l’on peut qualifier Les visages écrasés de littérature du réel. Marin Ledun s’étant d’ailleurs inspiré de sa propre expérience chez France Télécom, entreprise dans laquelle une vague de suicides a eu lieu parmi les travailleurs en 2008-2009 (voir le récap des événements sur le site de France Info).

Une descente aux enfers qui peut arriver à tout le monde et plus vite qu’on ne le pense, dans des secteurs où les travailleurs sont interchangeables, des pions que l’on déplace d’une affectation à l’autre sans considération pour leur bien-être et dans lesquels seuls les chiffres de vente, la rentabilité et les parts de marché sont des données intéressantes.

Je me suis pas mal identifiée à Carole, cette épaule sur laquelle on pleure, celle qui soigne, qui écoute et console mais qui est aussi au bout du rouleau. Une médecin impliquée, qui cherche sans cesse à alerter la direction des dérives managériales, mais dont les courriers restent sans réponse.

Franchement, en ouvrant ce livre, je ne m’attendais pas du tout à découvrir un roman d’une telle noirceur et qui me prendrait tellement aux tripes. Sur la fin, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de redites et cette urgence, que l’on ressent dans ce rythme au pas de course, m’a quelque peu essoufflée.

Dès les premières pages, le lecteur sait qui a tué Vincent mais l’enquête n’est qu’un prétexte pour mettre en lumière des personnalités et des circonstances complexes, qui mènent à de telles extrémités.

Les visages écrasés a été adapté en téléfilm sous le titre Carole Matthieu par Louis-Julien Petit, avec Isabelle Adjani et Corinne Masiero en 2016.


Les visages écrasés – Marin Ledun – Editions du Seuil – 2011

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